Où l'on découvre la vie des espionnes membres de l'aristocratie britannique au 19è siècle
La vie d'une aristocrate espionne dans le Londres de 1812 est palpitante ! A minuit, on dérobe une rivière de diamants avant d'être pourchassée par des hommes armés. A l'heure du thé, on préside un comité de bienfaisance. Meredith Sinclair fait partie d'une cellule d'espionnage composée de trois jeunes veuves aussi intrépides que patriotes. Cette fois, on lui a confié une enquête sur un trafiquant d'œuvre d'art qui vient de dérober un tableau dans une salle des ventes. Banale affaire de recel ? Oui, mais le coupable fait partie de l'aristocratie ! Il s'agit de Tristan Archer, autrement dit le marquis de Carmichael. Un ami d'enfance de Meredith. Sa mission : renouer avec lui et le confondre. Sauf que Tristan lui a jadis sauvé la vie et qu'elle est toujours amoureuse de lui.
Meredith Sinclair est espionne pour la Couronne britannique. À travers son personnage, c'est tout un pan de l'histoire de l'Angleterre qui nous est dévoilé. Les informations contenues dans cet ouvrage, d'une portée anthropologique absolument révolutionnaire et basé sans nul doute sur des faits historiques vérifiques, recoupent celles de deux séries bien connues de nos jours : les aventures du fameux espion de la Couronne, James Bond, et les célèbres Drôles de Dame. Voyez un peu cela :
Meredith a été recrutée par une certaine Lady M., dont on n'apprendra jamais le nom et qui restera dans l'ombre tout au long de cette dangereuse mission, par l'intermédiaire d'un homme dénommé Charles Isley. C'est lui qui lui confie, à elle et aux deux autres espionnes avec qui elle forme un trio de choc et de charme, la mission de démasquer un traître à la Couronne, un homme soupçonné de passer des renseignements confidentiels à l'enemi, par le biais de tableaux volés. Tous les faits viennent coroborer cette interprétation des événements. James Bond et Charlie's Angels ont donc bien existé, c'est confirmé! Une découverte étonnante, dont on n'a pas assez parlé, à mon avis!
Je parlais donc d'un intérêt anthropologique révolutionnaire.
En effet, il a toujours été communément admis jusqu'alors que les romans de certaines auteures britanniques qui ont réussi à faire passer leurs oeuvres à la postérité (citons par exemple Mme Austen, ou Mme Gaskell) représentaient de manière plus ou moins réaliste la vie dans la bonne société georgienne ou victorienne. Or, cet ouvrage, s'il confirme certains points de civilisation que l'on peut trouver dans leurs romans de fiction, vient totalement contredire une partie du mode de vie des hommes et femmes dans la bonne société en nous dévoilant que les hommes, par exemple, ne portent qu'une veste, chemise et cravate sur leur peau brûlante de désir et que les femmes portent leur robe à même la peau également, ce qui vient totalement contredire la théorie selon laquelle corset et chemises sous les robes faisaient partie de la "tenue réglementaire" des femmes.
De même, l'on apprend à travers cet ouvrage que le tutoiement est une pratique très courante entre personnes de la bonne société. Le rituel du passage du vouvoiement au tutoiement semble impliquer des vêtements froissés, des cheveux défaits, une voix rendue rauque par le désirs et un échanges de fluides corporels plus ou moins important, selon le temps et l'endroit. Nul besoin de demander la permission de tutoyer son interlocuteur, il semble que l'accord soit implicitement donné lorsque la main de l'homme passe dans les cheveux et sous la jupe de la dame, sur sa peau douce (Nivéa et Veet semblent avoir déjà conquis le marché, d'après les documents d'époque.)
Autre détail, mais il semble que cette pratique est réservée aux espionnes, ou tout du moins aux veuves (seules les veuves peuvent devenir espionnes, bien entendu, pour des raisons évidentes que nous verrons plus tard): les femmes sont tout à fait autorisées à venir boire un verre de porto dans le petit salon avec deux hommes au lieu de se retirer pour le thé avec les autres femmes, voire de se retrouver en tête à tête avec un homme pour boire ledit porto, porte fermée. L'histoire ne dévoile pas le rituel du bourbon dans le petit salon, mais il semble que cela soit assez exaltant. La surprise dans le regard des hommes à l'entrée de la dame est un signe que la pratique n'est pas encore tout à fait établie dans la société, mais cela dénote chez la femme d'un esprit d'avant-garde, qui va de pair avec un langage des plus modernes. Mmes Austen et Gaskell nous ont toujours fait croire que dans la bonne société, l'on utilisait un langage empesé, châtié et des tournures pour le moins soutenues. Il s'avère qu'il n'en est rien et que les femmes peuvent tout à fait jurer (je cite, "connerie"), bien que cela soit encore un peu tôt, en 1812. Les aristocrates n'emploient pas le moins du monde le style de langage que leur prêtent les deux romancières susnommées, mais une langue moderne, qui finalement n'est pas si éloignée que cela de celle que l'on emploie de nos jours. La conception que l'on se faisait de l'évolution de la langue est donc clairement éronée, il faudrait revoir ça.
Ce roman est également une mine de renseignements sur le métier d'espionne au service de sa Majesté au 19è siècle. Meredith est posée en représentante de son corps (de métier) et à travers elle, c'est un portrait de l'espionne type que nous brosse Mme Peterson.
Sous George V, la condition sine qua non pour devenir espionne est d'être veuve. Ainsi qu'on nous l'explique à environ 50 reprises, il ne serait pas convenable d'exploser à la vilénie des hommes (et des femmes, ne soyons pas sectaires), une jeune fille n'ayant pas au moins vécu la nuit de noce. Ce qui, lorsque l'on sait que l'espionne se dévoue corps et âme (pas forcément en même temps, l'espionne pouvant être amenée à faire des choix avec son corps qu'elle réfûte avec son âme... l'espionne est un être torturé, on le voit bien) à son métier, semble assez logique. Et puis, de toute façon, les jeunes débutantes sont sottes et ne recherche qu'à se marier avec un beau parti. Pour couronner le tout, elles ont besoin d'un chaperon tout le temps, ce qui, vous en conviendrez, n'est pas pratique lors d'une mission nocture en solitaire.
Une fois choisie selon des critères bien spécifiques, l'espionne suit un entraînement militaire d'une durée de deux ans, où elle apprend à aiguiser ses sens (l'ouïe, la vue et le toucher sont les plus sollicités, mais l'odorat n'est pas en reste), à cacher ses émotions en toute circonstance, à escalader des balcons sans chaussures et faire confiance à son instinct, sans oublier l'art de crocheter les serrures et de faire la conversation. Toutefois, l'espionne a un talon d'Achille. Elle est sensible au charme des hommes. Mais attention, pas n'importe quel homme. Pour séduire l'espionne (qui ne s'en laisse pas conter si facilement, pas après l'entraînement militaire qu'elle a suivi - vous ai-je dit que l'espionne doit toujours être maîtresse d'elle-même?), l'homme doit avoir un parfum épicé (qui, notons-le, correspond à son parfum épicé à elle, sinon, ça ne fonctionne pas), une sensualité à fleur de peau (perceptible à 10 km à la ronde) et des yeux très expressifs (tristes, préoccupés, brûlants de désir ou de colère, tout dépend, admiratifs, pensifs, intimidants, perçants, préoccupés, etc.). Pour une efficacité plus grande, il est recommandé que l'homme en question soit le suspect dans l'affaire qui occupe l'espionne et qu'il soit sorti de son passé. Celle-ci se retrouve alors démunie, enivrée par son propre désir pour cet homme qu'elle n'a jamais oublié, au point d'en oublier toute prudence et de se laisser aller aux plaisirs de la chair avec le suspect numéro 1 dans les bois ou dans le petit salon. Pour parfaire le tout, toutes les pièces à conviction doivent prouver la culpabilité du suspect. Ainsi, l'espionne peut utiliser son instinct infaillible et prouver l'innocence du présumé traître, désobéissant par là-même aux ordres directs et risquant sa carrière pour les beaux yeux (toujours aussi expressifs, soit dit en passant) dudit suspect. Sa valeur s'en trouvera ainsi réhaussée aux yeux de Lady M., qui ne veut bien entendu pas perdre son espionne numéro 1.
Cet ouvrage a donc révolutionné ma vision de la vie quotidienne au 19è siècle en ouvrant des portes sur des pratiques que je n'imaginais pas. Sans conteste, Mme Peterson est une anthropologue accomplie et talentueuse, qui ne recule devant aucun détail au nom de la véracité historique de ses œuvres... j'ai hâte de voir ce qu'il en est des mœurs des courtisanes!
Accordons tout de même plusieurs qualités au roman : l'intrigue tient largement la route, je dirais même que si tout est cousu de fil blanc, le roman n'est vraiment pas désagréable à lire. La traductrice (ou le rewriter, maintenant que je sais qu'il existe des personnes dont c'est le métier de réécrire les mauvaises traductions) a fait du travail correct et ne s'est pas laissée emporter par sa flamme créatrice au point d'écrire des absurdités. L'auteur a un style assez agréable et pas trop nunuche à mon goût (toujours en partant du principe que ce que j'ai lu est simplement une traduction fidèle et non l'oeuvre d'un trio auteur-traducteur-rewriter! Je dois avouer que je ne peux m'empêcher quelle est la part de chacun dans ce cas!!!). Bref, j'ai quand même passé un bon moment!!
From London to love
Bon baisers de Londres (on remarque la référence...)
Jenna Peterson
Ed. J'ai lu pour elle, Coll. Aventures et passion
287 pages